Un article publié dans Le Monde par Aude Lasjaunias et Jérôme Porier , le 12 octobre 2022 (source)
Le témoignage de la patineuse Sarah Abitbol début 2020, violée par son entraîneur quand elle était adolescente, a entraîné un flot de révélations dans un milieu où les risques de dérive sont nombreux.
Sarah Abitbol et Stéphane Bernadis aux Championnats d’Europe de patinage artistique 2003, à Malmö (Suède). MARTIN/PRESSE SPORTS
« J’ai été violée par mon entraîneur à 15 ans. » Fin janvier 2020, Sarah Abitbol revient, dans le livre Un si long silence (Plon), sur les sévices sexuels qu’elle a subis adolescente.
L’ancienne patineuse artistique française raconte aussi comment celui qu’elle accuse, Gilles Beyer, a pu continuer à s’occuper de jeunes athlètes en dépit des soupçons qui pesaient sur lui et d’une enquête menée au tournant des années 2000. Elle n’a pas porté plainte, les faits sont prescrits. L’enjeu est ailleurs : « Beaucoup de gens ont gardé le silence. Le rompre, c’est casser des années de petits arrangements, c’est déséquilibrer tout un écosystème. »
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La déferlante #metoo, amorcée deux ans et demi plus tôt aux Etats-Unis, a libéré la parole sur les violences sexuelles et sexistes. Des centaines de milliers de victimes – dans la plupart des cas des femmes – ont enfin osé s’exprimer. Parmi elles : Simone Biles. La quadruple championne olympique de gymnastique fait partie de la centaine de jeunes femmes agressées par Larry Nassar, le médecin de l’équipe nationale américaine. « Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles j’ai hésité à partager mon histoire, mais je sais maintenant que ce n’est pas de ma faute », écrivait-elle sur Twitter, le 15 janvier 2018.
En France, le témoignage de Sarah Abitbol a entraîné un flot de révélations, dans presque toutes les disciplines. Au 31 décembre 2021, la cellule du ministère des sports chargée de traiter les signalements de violences recensait 655 personnes mises en cause dans 610 affaires, dont 89 % concernent des faits de nature sexuelle. « Le temps de l’omerta, du silence, de la solitude est terminé », déclarait lors de la présentation de ces chiffres, le 9 mars, Roxana Maracineanu, alors ministre en exercice. « Je n’imaginais pas qu’il existait tant de situations dramatiques dans notre champ sportif, moi qui ai eu la chance, au cours de ma carrière, de ne jamais vivre de telles atrocités », ajoutait l’ancienne nageuse.
En octobre 1991, la lanceuse de marteau Catherine Moyon de Baecque avait porté plainte contre des membres de l’équipe de France d’athlétisme après avoir été agressée sexuellement lors d’un stage. Trois hommes seront condamnés à des peines de prison avec sursis ; elle sera rejetée par le monde du sport. « Je peux affirmer que ce genre d’agressions existe encore et [qu’elles] sont couvertes, assurait-elle sur France 2, en 1998. Il y a un long travail [à faire] (…) pour faire changer cette situation. »
Rapport particulier au corps
Il faudra attendre une autre affaire pour que l’Etat se saisisse réellement du problème. En mai 2007, Isabelle Demongeot, ancienne numéro 2 du tennis féminin tricolore, raconte dans son livre Service volé (Michel Lafon) les viols que lui a infligés, ainsi qu’à une vingtaine d’autres joueuses, le coach Régis de Camaret. Le scandale est tel que Nicolas Sarkozy exhorte sa ministre de la santé et des sports, Roselyne Bachelot, à « faire quelque chose ». Un plan de lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles est alors lancé.
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Sabine Afflelou, psychiatre, et Greg Décamps, maître de conférences en psychologie de la santé et du sport à l’université de Bordeaux, sont chargés de dresser un état des lieux. Le constat est édifiant : près de 17 % des quelque 1 500 athlètes interrogés avaient été victimes ou pensaient avoir subi ce type de violence. Un taux nettement supérieur à celui de la population générale.
L’élan était là, « mais le soufflé est retombé, car il n’y a pas eu de suivi des actions de prévention qui ont été mises en place par les fédérations », regrette M. Décamps. En décembre 2019, le site Disclose met en lumière dans une enquête « des centaines de victimes démunies face à l’omerta, au déni et à l’ignorance de la grande famille du sport ». Dans la foulée de ces révélations, le ministère met en place une plate-forme en ligne pour recueillir les signalements de violences psychologiques, physiques, sexistes et sexuelles. « Je n’imaginais pas, à l’époque, qu’elle serait vouée à perdurer et même à grossir », avouait Mme Maracineanu, en mars.
Dans un monde qui fonctionne souvent en vase clos, la priorité de nombreux responsables est de ne pas faire de vagues, résume Véronique Lebar, fondatrice de l’association Ethique et sport, qui vient en aide aux sportifs en difficulté. Un système nourri par la quête de performance, des relations asymétriques entre entraîneur et athlète, mais aussi un rapport particulier au corps où l’acceptation de la douleur et la volonté de dépasser ses limites sont érigées en valeurs cardinales. « On se tutoie rapidement, on se touche… Il existe une intimité immédiate qui favorise des dérives », complète la docteure.
Chantier titanesque
Ce n’est donc pas un hasard si, dans le sport, #metoo rime souvent avec pédocriminalité : 84 % des victimes signalées à la cellule du ministère n’avaient pas 18 ans au moment des faits. Les agresseurs supposés sont très majoritairement des hommes (97 %) et beaucoup sont des éducateurs sportifs. « Il y a aussi énormément d’agressions sexuelles entre mineurs, notamment lors de bizutages », ajoute Sébastien Boueilh, ancien rugbyman et fondateur de Colosse aux pieds d’argile, une association de protection de l’enfance. Plusieurs fédérations et structures du haut niveau ont signé des conventions avec des organisations comme la sienne afin de favoriser la prévention, la formation et l’accompagnement aux victimes. Parfois à peu de frais, pour montrer que le sujet les concerne.
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Un dispositif automatisé de contrôle de l’honorabilité des bénévoles en contact avec des mineurs – il existait déjà pour les professionnels – est aussi opérationnel depuis septembre 2021. Il permet la vérification des antécédents grâce à un croisement avec le fichier judiciaire des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes. Au 31 décembre 2021, 69 % des dossiers de violence traités par la cellule ministérielle étaient clos. Près de 300 décisions administratives des préfets de département ont été prises, dont 67 interdictions pérennes d’exercer. De leur côté, les fédérations ont procédé à 23 radiations définitives.
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« #metoo a eu un effet très positif. (…) Il y a quelques années, des responsables de fédération disaient encore : “Il n’y a pas de ça chez moi, ça n’existe pas.” Aujourd’hui, ce n’est plus possible », salue Greg Décamps. Une opinion tempérée par Véronique Lebar, qui a décidé de dissoudre son association Ethique et Sport, estimant ces avancées en trompe-l’œil. « Il faut professionnaliser les choses alors que le sport français repose sur le bénévolat, plaide-t-elle. Le gros problème, c’est l’entre-soi. Il faut mettre à la tête des fédérations des gens bien formés, qui ont été sélectionnés de façon transparente et non par copinage. »
Cinq ans après le début de la vague #metoo, la lutte contre les violences sexuelles dans le sport reste un chantier titanesque. Mi-septembre, la joueuse de tennis Fiona Ferro révélait qu’elle a porté plainte pour viols contre son ex-entraîneur, Pierre Bouteyre. Elle était adolescente au moment des faits. Comme Isabelle Demongeot ou Sarah Abitbol avant elle…
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